J'en ai prévenu M. Iswolsky qui n’a pas semblé trop surpris de cette
divulgation et qui ma dit: «Les Bulgares ont colporté le traité à Péters-
bourg pour se plaindre de l’indifférence et ce l’inertie du Gouvernement
russe.» M. Iswolsky a, en outre, reconnu que, très vraisemblablement,
l’Autriche était elle-même aujourd’hui renseignée, soit qu’une indiscré¬
tion ait été commise, soit que le roi Ferdinand ait pris lui-même à
Vienne quelque contre-assurance.
Tout cela étant, je ne veux pas prendre la responsabilité de laisser plus
longtemps l’Angleterre dans l’ignorance d’une situation qui peut nous
forcer demain à combiner plus étroitement encore nos efforts pour
éviter la généralisation du conflit balkanique. Je vous prie de faire part
secrètement à Sir Ed. Grey des renseignements généraux que je vous
ai donnés plus haut sur le sens et la portée de la convention serbo-bul¬
gare. Sans lui taire mes appréhensions, faites-lui toutefois remarquer
que je ne mets aucunement en doute la sincérité des intentions pacifiques
du Gouvernement russe. M. Sazonoff et Iswolsky n’ont évidemment pas
cru que le rapprochement des Serbes et des Bulgares aurait pour effet
immédiat la mobilisation concertée que prévoyait la convention. (?) Ils se
sont imaginé que l’arbitrage de la Russie pouvait s’exercer dans le sens de
la paix jusqu’au jour où la Russie jugerait la guerre opportune, et,
de bonne foi, ils supposaient ce jour lointain. Lorsque vous avez vu
M. Sazonoff à Londres, il était encore convaincu que la guerre n’éclate¬
rait pas et que la Bulgarie se livrait à de simples manifestations. Le
langage qu’il vous a tenu et que vous m’avez si fidèlement rapporté, était
empreint, au début, du plus singulier optimisme et c’est, sans doute, cet
état d’esprit qui a été, en grande partie, cause de la mutilation qu’on a
fait subir à mes propositions du 22 septembre. Mais si la diplomatie
russe a jmanqué de prévoyance, elle s’applique aujourd’hui, dans la me¬
sure où son opinion publique le lui permet, à conjurer le mal qu’elle a
déchainé. M. Sazonoff et Iswolsky ont déclaré ici, presque publiquement,
non seulement à moi, mais à de mes collègues du Ministère et même à
certains journalistes, que, si la guerre éclatait, il fallait souhaiter
la victoire turque, qu’on pourrait toujours arrêter les
progrès de la Turquie, tandis que de trop grands succès
bulgares entraîneraient une action autrichienne. Bref,
malgré les erreurs qu’il a commises, le Gouvernement impérial demeure
attaché à une politique de paix et de statu quo et il s’en écartera
d’autant moins qu’il trouvera un appui plus solide à Londres et à Paris.
Il serait donc extrêmement fâcheux que le Gouvernement britannique
lui tint rigueur des fautes passées. Je suis, d’ailleurs, comme vous, pro¬
fondément pénétré de la nécessité de maintenir, dans les circonstances
actuelles, les liens de la Triple Entente et je ne doute pas que le
Gouvernement anglais ne partage, sur ce point, vos sentiments et ceux
du Gouvernement français. R a y m o n d P o i n c a r é.
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